Bonne Année … et Solidarité!

« LA SOLIDARITÉ CHEZ LES PLANTES, LES ANIMAUX, LES HUMAINS » de Jean Marie PELT avec la collaboration de Franck STEFFAN

 Extrait du Livre 3 – Les sociétés humaines – la Force de la solidarité   

Où le libéralisme lit Darwin à sa manière

Dans La Loi de la jungle1, nous avons mis en évidence les stratégies multiples par lesquelles l’agressivité se déploie dans la nature, non sans avoir insisté cependant sur les mécanismes évolutifs qui tendent à en limiter les effets. C’est pourtant cette image implacable de la nature qu’ont retenue les philosophes du XIXe siècle, tous influencés par l’œuvre de Charles Darwin attribuant les progrès de l’évolution à la sélection naturelle qui favorise à tout moment les plus aptes au détriment des autres.

Le système capitaliste  avait besoin d’une théorie de progrès, ainsi que d’une justification naturaliste de l’individualisme et du triomphe des meilleurs. Le darwinisme est alors utilisé par tous ceux qui, en Europe puis aux Etats Unis, ne retiennent de lui, pour fonder ou défendre leurs droits socio-économiques, que la priorité absolue accordée à la survie et à la dominance des plus aptes, avec élimination corrélative des plus faibles –promptement confondus, dans la lignée de Max Weber, protestant puritain, avec les moins méritants.

C’est à travers cette grille de lecture que le monde entier a reçu le darwinisme. On isole les thèmes de la compétition, de la concurrence vitale, de la lutte pour la vie, de la transmission cumulative des avantages, de l’élimination des moins aptes, et on applique le tout aux sociétés humaines ! Se laissant prendre à cette vision darwinienne de la nature transposée à la société, Marx, dans une correspondance avec Engels, insiste sur le forte impression que lui ont faite la lecture de Darwin et son appréhension malthusienne de la lutte pour la vie. D’où sa justification de la lutte des prolétaires, certes les plus pauvres, mais aussi les plus nombreux2..

Or Darwin n’est pas ici directement en cause, car il s’est toujours gardé d’extrapoler ses thèses biologiques au monde social. Les multiples symbioses qui relèvent du fonctionnement de la nature ne lui ont d’ailleurs pas échappé. Les chapitres 3 et 4 d’une de ses œuvres maîtresses, La Descendance de l’homme, sont consacrés à l’étude comparative du sens moral chez l’homme  et chez les animaux. On y trouve de multiples observations sur la solidarité qui règne entre les membres d’un couple en vue de leur défense commune. L’altruisme dans le monde animal, l’étonnant attachement que l’homme  porte aux animaux domestiques et, inversement les « qualités morales » déjà décelables chez les chiens ou les singes domestiqués, par exemple, sont interprétés par Darwin comme les tendances comportementales marquant les étapes successives de la montée vers la moralité que développera l’homme social. Car, pour lui, la moralité des sentiments et des actes est une tendance évolutive aisément décelable dès lors qu’un groupe d’individus parvient à un certain degré de développement psychique. Ce même mouvement, il le voit se poursuivre au sein de l’humanité, car pour lui, la morale est un fait d’évolution, déterminé lui aussi par une sélection naturelle. A ses yeux, l’évolution intellectuelle tend à s’accompagner d’une atténuation des instincts agressifs alors même que se développe une catégorie particulière d’instinct qu’il qualifie « d’instincts sociaux ». Ces derniers sont spécialement sélectionnés au sein de l’humanité et produisent, dans l’état de civilisation,  l’épanouissement de sentiments, d’actes, d’institutions et de conduites dont les effets contrebutent les conséquences ordinaires de la cruelle sélection naturelle : on n’élimine plus les plus faibles, c’est à dire les individus que les conditions physiologiques, psychiques ou sociales auraient condamnés à mort, mais, dorénavant, on les protège, on les soigne et on les défend.

Portant, rien de tout cela, qui figure pourtant explicitement dans l’œuvre de Darwin, n’a été retenu par ses critiques ou ses zélateurs. Son œuvre a été passée au crible de la pensée d’un Thomas Huxley qui n’y a vu que l’universelle et implacable lutte pour la vie, immédiatement applicable au fonctionnement des sociétés humaines.

Certes, une telle manière de voir n’est pas totalement étrangère à la pensée darwinienne et s’y exprime également. Profondément inspiré par le fameux « Malheur aux pauvres ! » de Malthus, Darwin écrit : « La lutte pour l’existence est la conséquence inévitable du taux élevé suivant lequel tous les êtres organisés tendent à s’accroître. Chaque être produisant au cours de sa vie plusieurs œufs ou graines doit à une certaine période de son existence être soumis à la destruction, car autrement, vu la raison géométrique suivant laquelle a lieu sa multiplication, il finirait par pulluler et atteindre promptement à des chiffres auxquels aucun pays ne saurait suffire. Il faut que dans tous les cas il y ait lutte soit entre individus de même espèce, soit entre individus d’espèces distinctes, soit enfin avec les conditions extérieures. C’est la doctrine de Malthus appliquée au règne animal et végétal agissant avec toute sa puissance. »

En fait, la pensée de Darwin est composite ; elle n’a pas cessé d’évoluer au long de son existence. Mais ses successeurs, biologistes ou philosophes, n’ont nullement voulu retenir que ce qu’exprime de manière éminemment synthétique ce court passage dans lequel Darwin se réfère à Malthus, et qui fonde en quelque sorte le darwinisme social. Thomas Henry Huxley, le « bouledogue de Darwin », en fit le panégyrique  dans une conférence donnée à Oxford le 18 mai 1896 ; Pour lui, le monde animal est un « spectacle de gladiateurs », la nature est toute entière « égoïste », fondamentalement amorale, et c’est cette vision-là qui a marqué dès ses origines la théorie libérale fondée sur la concurrence…

« Que le meilleur gagne ! » Le meilleur, il est vrai, était considéré par Max Weber comme le plus méritant, et, pour cela même, béni des dieux et comblé de leurs bienfaits…

Si l’ensemble du monde occidental a lu dans cet état d’esprit le darwinisme et y a trouvé matière à fonder l’égoïsme véhiculé par le libéralisme, il n’en est pas allé de même pour la Russie où c’est une tout autre vision de la nature qui a prévalu. Plusieurs auteurs russes – notamment l’anarchiste Kropotkine3, géographe et, géologue et naturaliste – ont consacré d’importants travaux aux mécanismes d’entraide à l’œuvre dans la nature.  Il réagit brutalement à la lecture de Huxley, et sa réaction prit la forme d’une longue série d’articles publiés dans la revue Nineteenth Century : « Ce qu’ils ont fait de Darwin, «écrit-il, est abominable {…}. Ils ont réduit le concept de lutte pour l’existence à sa signification la plus étroite ; ils ont conçu le monde animal comme un monde lutte perpétuelle entre individus affamés et assoiffés de sang ; ils ont fait retentir dans la littérature moderne le crid e guerre « Malheur aux vaincus ! », comme s’il s’agissait du dernier cri de la biologie ; ils ont élevé la lutte sans pitié pour l’avantage personnel au rang de principe biologique auquel l’homme même doit se soumettre sous peine de succomber dans un monde fondé sur l’extermination réciproque.  Ils ont proclamé « anéanti » quiconque est plus faible que toi : c’est ce que veut la loi de la nature. Mais cela n’est absolument pas une loi de la nature ; c’est le tribut payé par les scientifiques darwiniens à leur éducation bourgeoise ! »

Selon Kropotkine, Spencer et Huxley se sont complètement mépris sur le concept darwinien et, de surcroit, y ont accolé arbitrairement la notion de « lutte entre membres d’une même espèce ». Ils n’ont vu dans la nature qu’une lutte livrée avec bec et griffes, négligeant l’aide réciproque. Celle ci « n’est pas seulement l’arme la plus puissante dans la lutte pour l’existence contre les forces hostiles, la nature et les espèces ennemies, mais aussi le facteur le plus important du développement progressif ».

Pour Kropotkine, les mieux adaptés ne sont pas les plus agressifs, mais les plus solidaires. Et même, « dans la grande lutte pour la vie, pour la plénitude maximale et l’intensité de la vie avec le plus petite perte d’énergie possible, la sélection naturelle cherche toujours le moyen d’éviter autant qu’elle le peut la compétition ». A ses yeux, « à la longue, la pratique de la solidarité se révèle bien plus avantageuse pour l’espèce que le développement des individus doués de l’instinct de saccage. Les plus rusés et les plus méchants sont éliminés en faveur de ceux qui comprennent les avantages de la vie sociale et du soutien mutuel » dans la lutte pour la vie, la meilleure des armes consiste dans la solidarité et l’association.

A ce stade de notre histoire où l’effondrement du communisme a laissé la voie libre au libéralisme, idéologie désormais hyper-dominante sur la planète entière, une œuvre comme celle Kropotkine, trop peu connue, viendrait utilement mitiger la doctrine des ultra-libéraux, voire même celle de certaines formes de socialisme devenues elles aussi on ne peut plus édulcorées.

Tel est aussi l’avis du biologiste et biosociologue japonais Kinji Imanishi4 qui conteste vigoureusement les thèses des néodarwiniens privilégiant le concept de lutte pour la vie au détriment de la solidarité et du mutualisme. Clairement, pour lui, la coopération l’emporte sur la compétition. Son œuvre attire l’attention sur l’Orient, fidèle à son fonds religieux qui prône la bienveillance, l’organisation cordonnée, la solidarité. L’Occident, au contraire, en complète contradiction avec son fonds culturel, le christianisme , privilégie systématiquement l’individualisme, le goût de la lutte et de la compétition, des concepts qui sont au cœur de la mondialisation.

I est en tout cas aujourd’hui avéré que la nature n’est en aucune manière celle qu’ont décrite les émules trop zélés de Darwin. En témoignent les exemples choisis et développés dans cet ouvrage, qui n’ont qu’une valeur indicative tant ils sont incomplets. Car les formes d’association, d’entraide et d’altruisme sont innombrables, comme le montre fort bien Kropotkine à propos du monde animal qu’il connaît bien en tant que naturaliste et qu’il a longtemps étudié en Sibérie ? Il n’est donc plus possible, sous peine d’imposture, d’invoquer l’œuvre de Darwin à la rescousse des idées libérales pures et dures, le libéralisme ne trouvant un début de justification que s’il est fortement tempéré par la mise en œuvre de politiques sociales de nature  à mettre l’économie au service des hommes, et non l’inverse. Telle est d’ailleurs, depuis plus d’un siècle, la doctrine constante de l’Eglise catholique qui renvoie dos à dos marxisme et capitalisme, et plaide pour des économies plus respectueuses de la dignité des personnes.

Après l’écroulement du mur de Berlin, le triomphe du libéralisme s’est exprimé par l’émergence de concepts comme dérégulation, déréglementation, etc. Chacun est de plus en plus libre de faire n’importe quoi, les marchés ayant toujours le dernier mot. Telle est la loi de la jungle, précisément. Or, qui ne voit que le libéralisme ne saura trouver de justification recevable que s’ils est fermement encadré par des règles précises prenant en compte, dans la marche des entreprises, les préoccupations sociales, sanitaires, environnementales, et laissant du coup toute leur place à l’économie solidaire et développement durable.

Du libéralisme au mutualisme

Depuis des décennies, deux thèmes récurrents dominent le débat politique : la croissance et l’emploi. Hormis ce qui relève de la sphère privée  – santé, vie affective, vie spirituelle – l’emploi reste la première préoccupation de nos contemporains et est censé être aussi celle de nos politiques, comme l’attestent tous les sondages. Le raisonnement est simple : une forte croissance génère des emplois, donc du travail et du pain pour tous. En fait, il s’agit là d’une tautologie : la croissance exprimant l’évolution positive de la production biens et services, il est évident que plus celle-ci augmente, plus elle implique d’heures ouvrées, donc plus d’emplois. Le volume de l’emploi est bien fonction du niveau de croissance. Plus forte est celle-ci, plus nombreux les postes à pourvoir. Et plus nombreux, les emplois, plus forte la croissance. Les deux propositions sont parfaitement symétriques, comme il en va de toute tautologie. Lancer ou relancer la croissance et créer des emplois : tel est l’objectif de tout gouvernement, qu’il soit de droite ou de gauche.

Pourtant, ce raisonnement binaire est trop simpliste. Il ne prend pas en considération un troisième facteur : les gains de productivité liés aux  progrès technologiques toujours plus rapides. A quantité de travail égale, la quantité de biens et de services produits s’accroît inexorablement. Il en résulte un décrochement de l’emploi par rapport à la croissance, puisque les mêmes quantités de biens et de services marchands peuvent, grâce aux performances accrues des machines, être obtenus avec moins de travail, donc moins d’emplois. D’où une tendance constante à la réduction du temps de travail ayant pour objectif de maintenir le niveau de l’emploi tout en compensant l’incontestable réalité selon laquelle  plus les technologies évoluent, plus les machines remplacent les hommes. On peut certes critiquer l’art et la manière dont le gouvernement de Lionel Jospin a soumis toutes les professions à la regel «des « 35 heures », de façon uniforme et sans tenir compte de disparités évidentes selon les secteurs d’activité. Il n’en demeure pas moins qu’une telle décision, jugée par les uns prématurée, par d’autres excessive, s’inscrit dans une tendance lourde qui ne se dément pas depuis plus d’un siècle et demi. Keynes, parfaitement conscient du problème, n’avait-il pas déjà suggéré en plaisantant qu’en réduisant le temps de travail à… 15 heures par semaine, on se donnerait largement le temps de voir venir ?

Pour compenser la destruction des emplois due au progrès, la plupart des responsables se réfèrent encore à la thèse d’Alfred Sauvy sur de qu’il appelait le « déversement ». Selon cet économiste, les travailleurs privés d’emplois par l’évolution économique et technique retrouvaient toujours un travail dans un autre secteur d’activité en expansion, au prix d’une formation adaptée autorisant leur reconversion professionnelle. Encore fallait-il accepter une certaine mobilité pour retrouver du travail ailleurs.

Aujourd’hui, ce « déversement » ne se fait plus, en tout cas de manière régulière, et les délocalisations consécutives à la mondialisation de l’économie aggravent la situation : l’emploi se déverse sur les pays les plus pauvres, à main d’œuvre bon marché. Le secteur des services et du tertiaire, censé bénéficier du « déversement », ne parvient plus à accueillir la main d’œuvre dégagée par l’agriculture et l’industrie. D’où cette question incontournable : le système libéral fondé sur l’économie de marché pourra t’il assurer, à terme, des emplois pour tous et surtout dans les pays les plus évolués où les exigences sur les plans sociaux et environnementaux sont  plus élevées qu’ailleurs, créant du même coup des fortes distorsions de concurrence ? Comment éviter dans ces pays la montée du chômage aggravée par les délocalisations ? Et comment échapper à un cercle vicieux où la diminution du pouvoir d’achat liée à cette montée du chômage entraîne, en réduisant le niveau moyen de la consommation, un chômage plus grand encore?

Ce problème est d’autant plus actuel que le système répartit fort mal les richesses créées.  Alors que le salaire moyen aux États-Unis a diminué de plus de 20% en termes réels entre 1975 et 1995, les richesses produites dans ce pays ont augmenté dans le même temps de près de trois quarts ; mais 60% de ces montants colossaux ont été accaparés par seulement 1 % des Américains ! Il est exclu que ces deux millions et demi d’hyper privilégiés consomment beaucoup plus qu’ils ne le font aujourd’hui. Le niveau de consommation, donc de la production et de l’emploi, se trouve ainsi mécaniquement freiné par la très inégale répartition du pouvoir d’achat. Et l’on peut se demander si un mécanisme du même ordre n’est pas en train de se mettre en place en Europe. Il fonctionne déjà en Chine et en Russie où se côtoient des très riches et des très pauvres, conséquence d’une croissance sauvage, socialement non régulée.

La question majeure devient celle ci : comment distribuer des revenus décents  – et pas seulement des aides de misère – à une fraction de la population inoccupée ou sous occupée ? Elle est posée avec une grande pertinence par Michel Rocard dans sa remarquable préface au livre de Jeremy Rifkin, La Fin du travail5, alors que de chômeurs en intermittents et de travailleurs à temps partiel en préposées aux petits boulots, c’est  près du  quart de la population française qui est déjà touchée. Et combien demain ? Ces questions récurrentes, Keynes se les posait déjà en 1930, tout comme le fit après lui Leontief, prix Nobel d’économie. C’est notre forme actuelle d’organisation sociale, pour ne pas dire le capitalisme lui-même, qui est en crise.

Le capitalisme risque, la mondialisation aidant, de délocaliser massivement, n’offrant d’autres choix aux travailleurs soumis aux 35 heures que de travailler plus sans gagner plus pour tenter de maintenir un certain équilibre avec les pays pauvres où l’on travaille beaucoup et où l’on gagne peu. Un nivellement par le bas qui a fait brusquement irruption dans le débat : garder son emploi ? D’accord…mais à condition de travailler davantage pour un même salaire. Et tant pis pour les 35 heures.

Mais d’autres pistes s ‘ouvrent à nous : hors de l’économie libérale et des entreprises étatisées, il existe un vaste secteur regroupant des organismes privés  – coopératives, mutuelles, associations…- qui proposent aussi sur le marché des biens et des services. C’est l’économie sociale : économie marchande pour ce qui est de la production et de la rémunération, mais pas pour ce qui est de la propriété capitalistique ni du profit des actionnaires et des dirigeants, remplacé par la solidarité entre leurs membres.

Plus largement, l’économie sociale fait partie s’un « tiers secteur » englobant les collectivités territoriales et leurs régies , la sécurité sociale et de nombreux organismes apparentés. Plus largement encore, le vaste monde des associations, fondations et organisations non gouvernementales diverses participe aussi au fonctionnement de l’économie pour une part non négligeable. Le capitalisme n’est donc pas, de loin, toute l’économie. Fondé exclusivement sur l’intérêt individuel, il cohabite ou se trouve confronté avec des organismes basés sur le principe de la solidarité collective.

Mais  avec les associations et les ONG, nous ne sommes déjà plus dans un monde de l’économie marchande, mais dans celui du bénévolat, du militantisme, du caritatif, de la solidarité, où beaucoup de nos contemporains trouvent leur épanouissement. Se pose dès lors une nouvelle question : quelles rémunérations attribuer à de telles formes d’activité du moment qu’elles se substituent partiellement aux activités marchandes ? Déductions fiscales pour dons d’argent, mais peut être demain pour dons de temps ? Instauration d’un impôt négatif, comme le suggérait Georges Friedmann, équivalant à un versement revenu par la collectivité à ceux dont les ressources privées n’atteignent pas un niveau minimal ? Le problème, vaste et complexe, suppose une véritable révolution culturelle parmi les générations futures.

« Socialisme ou barbarie », disait Léon Trotski. Rifkin dirait plutôt : « Economie sociale ou barbarie », le problème étant de plier le système productif et la distribution des richesses aux exigences de ces nouvelles formes de vie, celles d’une société où les activités purement marchandes seront réduites et les activités socioculturelles plus développées.

Les tenants du libéralisme pur et dur, aujourd’hui fort nombreux, contesteront vigoureusement ces thèses. Pour eux, le mécanisme du « déversement » se perpétuera indéfiniment, alimentant les secteurs de pointe dopés par les besoins sans cesse nouveaux que crée la publicité, et producteurs d’innombrables objets technologiques dont beaucoup ne sont que de simples gadgets. Dans une telle perspective, les personnels rejetés par d’autres secteurs trouveront toujours à s’employer au prix d’une reconversion et d’une formation appropriées.

Mais, si ces pratiques se développent depuis des décennies, le problème de la croissance et de l’emploi se fait de jour en jour plus aigu. Il est surprenant que le socialisme, naguère si puissant en Europe, ait à ce point omis de donner une place de choix aux activités coopératives et mutualistes résultant de la solidarité, permettant ainsi de passer au moins partiellement du libéralisme au mutualisme.  Nous n’en prenons plus du tout le chemin. Or, c’est pourtant à ce prix seulement que la crise économique endémique dans laquelle nous nous enfonçons lentement mais sûrement pourra être surmontée6.

Il est significatif que les mêmes remèdes s’imposent pour la crise écologique. Rien ne pourra être fait pour la maîtrise des grands problèmes environnementaux, eux aussi de plus en plus prégnants, sans l’élaboration de consensus au niveau des politiques et sans une solidarité accrue, au sein des Etats et entre Etats, pour maîtriser les graves dérégulations de la planète. Or il est peu probable – il est même tout à fait improbable – que le personnel politique ait une conscience suffisante de ses responsabilités en la matière. Un récent sondage a même révélé une conscience écologique moindre dans nos milieux dirigeants que dans la société civile. Un tel décalage est inquiétant. Il est vrai que le politique est si affairé à trouver des solutions à court terme aux problèmes de la croissance et de l’emploi qu’il consacre peu de temps et de réflexion et encore moins d’action aux questions écologiques, hormis les initiatives des Verts et de quelques personnalités marquantes mais isolées. Or, en écologie comme en économie, sans solidarité il ne se fera rien.

Le système libéral peut-il respecter le « droit de nature », ce fameux jus naturale respectueux de la liberté de chacun, tout en préservant l’ensemble de ses besoins vitaux ? Il est manifeste que le libéralisme prive de ce droit les générations futures, et, dès à présent, les peuples et les individus les plus pauvres. Or une organisation sociale est acceptable que si elle ne contraint pas ses membres à renoncer à leur « droit de nature » au profit de quelques uns. Les notions de profit et de lutte économique devront donc faire place à des concepts tels que réciprocité, mutualisme et réconciliation.

Seule une exigence éthique unanimement partagée permettra de préserver durablement, pour tous, la liberté et la paix. John Locke disait déjà ; « L’Etat est fait pour les personnes, et les personnes pour l’Etat. »  C’est donc aux Etats et à la communauté internationale qu’échoit la tâche d’assurer à tous une vie digne et libre. Si le libéralisme devait s’opposer à ce but ultime, il se condamnerait lui-même.

Loin de voir dans le triomphe de l’économie de marché la « fin de l’Histoire », c’est une toute nouvelle page de notre histoire qu’il convient désormais d’écrire. Solidarnosc a fait naguère chuter l’empire communiste, relégué au bout de trois quarts de siècle dans les mémoires et les pages des manuels. Le monde capitaliste aussi est vieux. Il serait grand temps sinon de l’éliminer, du moins de l’amender et de la rééquilibrer par une forte dose de solidarité.

Durable et solidaire

A la lecture du chapitre précédent, les critiques  risquent d’être nombreuses, car, comme chacun sait, « on n’arrête pas le progrès » ! Or le progrès constant des sciences et des technologies est censé mettre à notre disposition, de génération en génération, des biens et des services toujours nouveaux que nous consommerons avec un appétit lui aussi sans cesse  renouvelé. Tel est l’axiome qui préside à l’évolution actuelle de nos sociétés.

Un tel raisonnement mène toutefois à l’impasse. En effet, les ressources de la planète sont limitées et nous ne pourrons faire face à une demande continument croissante en biens matériels. Si le monde entier vivait à la manière d’un Américain du Nord, il faudrait cinq planètes supplémentaires pour fournir les ressources nécessaires à assurer un tel niveau de vie à tous le< Terriens ! Le WWFest une de nos plus importantes associations écologiques, symbolisée par son logo connu de tous : le panda. Il défend la prise encompte d’un nouvel indicateur : l’empreinte écologique, soit la quantité de ressources consommées par chaque habitant de la planète. La propagation du prélèvement des ressources dues aux activités humaines, génération après génération, n’est en effet concevable que si leur volume se situe au dessous des ressources que la Terre peut produire. Ainsi, la plupart des pays d’Asie et d’Afrique se situent actuellement en deçà de ce seuil : alors que la Terre ne peut fournir que des ressources moyennes correspondant à 2 hectares par habitant, un Erythréen n’en consomme que l’équivalent de 0 ,35 hectare, soit plus de vingt fois moins qu’un Français, qui consomme l’équivalent de 7,3 hectares, et trente-cinq fois moins qu’un Nord-Américain, qui consomme l’équivalent de 12 hectares. Il en résulte que le mode de développement actuel de l’Occident n’est pas soutenable à l’échelle planétaire.

Ce mot a été utilisé par Mme Brundtland, ancien Premier ministre de Norvège, dans un rapport aux Nations unies intitulé Notre futur Commun. Ce rapport, rédigé en 1987, a proposé d’introduire un nouveau concept, celui de « développement durable » – « celui qui satisfait les besoins du présent sans risquer que les besoins des générations futures ne puissent plus être satisfaits. »

En France, le terme sustainable  a été remplacé par « durable ».  Cette notion de « développement durable » connaît aujourd’hui un engouement médiatique sans précédent,  au point qu’il encourt un sérieux danger : celui de se démoder avant même que soient inventées les nouvelles règles favorisant son application et sa mise en pratique.

Le concept de développement durable s’inscrit  – au moins à première vue – contre le postulat de base du capitalisme, à savoir la recherche par les entreprises du profit maximum. Hors cette donnée incontournable – une entreprise doit faire du profit si elle ne veut pas mourir -, il introduit dans la sphère économique quatre données supplémentaires : environnementales et sociales, d’une part ; équilibre entre l’espace avec les pays du Sud, et dans le temps avec les générations futures, d’autre part. Mais, dira-t-on, la prise en compte de ces quatre nouveaux paramètres ne peut que conduire à une minimalisation des profits, car les politiques environnementales et sociales coûtent cher, et le partage dans le temps et l’espace des ressources avec les pays pauvres et les générations à venir ne peut qu’amputer les bénéfices à escompter du présent.

L’introduction du principe de solidarité dans les relations avec les pays du tiers-monde et avec les générations futures détruit un autre postulat implicite jusqu’ici dans toue démarche humaine et parfaitement résumé dans la fameuse expression « Après moi le déluge ! ». Une expression qui pourrait bien passer du mode symbolique à une réalité tangible si, après nous, le climat de la planète, complètement perturbé par l’effet de serre, devait bel et bien entrainer tornades et inondations en série.

Les 173 Etats représentés au sommet de la Terre à Rio en 1992 ont signé un plan d’action pour le XXIe siècle englobant ces nouveaux paramètres : l’Agenda 21. Il est censé être décliné en autant « d’agendas 21 » locaux qu’il y a de collectivités locales sur la planète. Dix ans plus tard, de tels programmes ont été mis en œuvre par quelques 6500 autorités dans 113 pays. En France, 150 collectivités territoriales seulement s’étaient engagées, fin 2002, à se doter d’un « agenda 21 », soit moins de 0,5% d’entre elles. Le processus s’est accéléré depuis lors et on voit de nombreuses collectivités – municipalités, syndicats de communes, conseils généraux, conseils régionaux – s’engager, par le biais d’un « agenda 21 » local, dans la grande aventure du développement durable. Mais nous sommes ici hors du secteur marchand où la concurrence, à la différence du monde de l’entreprise, n’existe pas. Le problème des coûts concurrentiels ne se pose donc pas dans les mêmes termes, ce qui devrait conduire ces collectivités à prendre de l’avance et à se montrer les pionnières du développement durable.

De leur côté les entreprises ont abondamment utilisé ce concept pour leur communication, mais, pour ce qui est de sa mise en pratique effective, c’est une tout autre affaire ! La loi fait désormais obligation aux grandes entreprises de faire figurer dans leurs rapports annuels les avancées environnementales et sociales réalisées conformément aux concepts du développement durable. Peu d’entreprises ont jusqu’ici donné une suite crédible à cette obligation (toute récente, il est vrai). Mais c’est souvent sous la pression des circonstances que de telles avancées ont été enregistrées, lorsqu’il n’était plus possible de faire autrement. Car ce sont toujours les situations de crise qui poussent les hommes et leurs organisations à réviser leurs comportements.

Ainsi le pétrolier Shell reconnaît que l’assassinat du Nigérian qui s’était opposé à un projet d’implantation du groupe dans ce pays, en 1995, a servi de catalyseur à un changement radical d’attitude. Une situation similaire a prévalu chez l’Américain Nike, dénoncé par une grande campagne menée par plusieurs ONG contre les mauvaises conditions de travail dans certains pays asiatiques. Ce groupe, spécialisé dans les articles de sport, a mis en place un vaste programme destiné à améliorer le sort de ses salariés. Ikea, BP ou encore Carrefour travaillent désormais avec des ONG pour préserver la qualité de vie des populations vivant à proximité de leurs sites industriels et pour y protéger la biodiversité.

De telles initiatives restent cependant exceptionnelles. Il faudra du temps pour passer de la conception traditionnelle de la maximalisation des profits à l’idée d’un développement optimal prenant en compte tous les paramètres cités plus ci-dessus.  Un tel exercice n’est d’ailleurs pas contraire en soi à l’efficacité économique, surtout lorsque, pour certaines firmes, l’adoption d’une stratégie de développement durable est une question de survie. Les cimenteries Lafarge en particulier sont depuis des années dans l’obligation légale de réhabiliter le terrain  après exploitation d’une carrière, faute de quoi de nouveaux permis d’exploitation leur seraient refusés. Très tôt aussi, ce groupe s’est attaché à réduire ses émissions de gaz carbonique,  très élevées dans ce secteur industriel. L’industrie cimentière était en effet à l’origine de 5% des émissions de ce gaz responsable de « l’effet de serre ». Pour les cimenteries, réduire ces émissions était une nécessité vitale si elles voulaient que le ciment continue d’être accepté par la société, plutôt que d’autres matériaux  ou produits alternatifs avec lesquels il est en compétition. La firme a réduit simultanément sa facture énergétique, car les usines modernisées sont à la mois moins polluantes et moins consommatrices d’énergie.

De son côté, le fabricant de composants ST microélectroniques considère dans son rapport social et environnemental que » l’écologie est gratuite », les coûts liés à la prise en compte de l’environnement étant plus que compensés par les économies réalisées en énergie, en consommation d’eau et en produits chimiques.

Ces quelques exemples plaident en faveur de la crédibilité du concept de développement durable, menacé toutefois de se « diluer » dans les campagnes de communication tous azimuts qui pourraient finir par le vider de son sens. Car il ne pourra s’imposer que par une prise de conscience généralisée, et ce, dès l’école, et par une mobilisation éco citoyenne de grande ampleur. A la loi de la concurrence acharnée se substituera ainsi la recherche de solidarités, y compris celles qui nous lient aux populations les plus pauvres du globe – par le commerce équitable, par exemple – et aux générations futures.

Nous n’en sommes encore, il est vrai , qu’à une phase de sensibilisation, mais rien n’aboutira sans une forte volonté politique des gouvernants.

L’ONU a donné à Rio le coup d’envoi et a réédité dix ans plus tard à Johannesburg  l’exploit de mobiliser la planète entière sur ce concept. Sa volonté politique n’est pas contestable, même s’il n’en va toujours de même des autorités nationales. On songe notamment aux Etats-Unis, viscéralement attachés au libéralisme le plus dur et à leur boulimie d’énergie et de ressources. Si rien n’était tenté, ce type de développement ruinerait entièrement la planète en l’espace d’un demi-siècle.

  1. Jeremy Rifkin, La fin du travail, Ed. La Découverte, 1997.
  2. Jean Marie Pelt et Franck Steffan, La loi de la Jungle, op. cit. Cf. jean Marie Pelt, l’Homme renaturé, Seuil, 1977, réed 1991
  3. Piotr Alekseïevitch Kropotkine, Mutual aid : a Factor of Evolution, Heinemann, Londres, 1902 ; traduction française :L’Entraide, un facteur de l’évolution, Paris, Hachette 19044.Pierre Thuillier,
  4. Les Passions du savoir. Essai sur les dimensions culturelles de la science, Fayard 1988.
  5. Ce raisonnement est naturellement à considérer sur le long terme, les « embellies «  et les « relances » temporaires de la croissance peuvent continuer à faire illusion un certain temps…
  6. World Wide Fund Nature (anciennement World Wildlife Fund)

Extrait du Livre 3 – Les sociétés humaines – la Force de la solidarité   

Remonter